Le Nouvel Exode Vers le Canada

Par Frantz-Antoine Leconte (Ph.D)

Des centaines d’Haïtiens et d’Haïtiennes, nos compatriotes, depuis les USA, forment de longues lignes pour traverser la frontière et se réfugier au Canada. Comment expliquer ce puissant mouvement migratoire qui s’effectue depuis les derniers mois ?

Ce qui se fait aujourd’hui se révèle assez tragique et voire pathétique. Les ressortissants haïtiens qui abandonnent les États-Unis en grand nombre pour chercher une terre plus hospitalière n’ont pas le choix. Ce mouvement qui s’accélère via les USA pour aboutir au Québec n’est pas tout-à-fait nouveau. On sait – par un constat d’évidence – que ce n’est pas la première fois que nos compatriotes partent d’une terre pour accéder à une autre plus généreuse.

Récemment, n’ont-ils pas traversé toute l’Amérique à pied, du Brésil au Chili, au Mexique, pour aboutir aux USA ? Ce tragique déplacement qui se recoupe finit par faire tache d’huile. L’Haïtien risque d’être perçu comme un peuple engagé dans une fuite permanente de son territoire, de sa terre natale et de soi, un peuple de nulle part dont le bonheur ne réside que hors du pays dans un ailleurs pluralisé.

Peut-on dire que ce peuple n’a pas d’autre choix ; n’a-t-il pas l’habitude de transcender les frontières de son pays d’origine pour survivre ou y a-t-il une tradition irréductible qui nous pousse à nous expatrier inévitablement ?

Certainement pas. Il existe plutôt des causes profondes et de multiples facteurs qu’il faut inscrire à notre analyse tout en respectant l’époque, l’endroit et le contexte du moment pour pouvoir les éclairer.

Des migrants Haïtiens à la frontière du Canada près de Champlain, le 7 août. (Photo : Christine Muschi. Reuters)

Il faut savoir identifier une première vague migratoire qui date d’un siècle, du temps de l’occupation américaine d’Haïti de 1915 à 1934 et après. Si on suit la chronologie, on verra que les Haïtiens, découragés et poussés hors du pays par les forces de l’occupant, iront s’installer dans des abris de fortune en République dominicaine ou dans le monde de la zafra afin de couper de la canne et survivre dans des conditions extrêmes. Cette existence misérabiliste, cette sorte d’exil imposé semble vouloir durer à perpétuité. A une certaine période de notre histoire récente ne croyait-on pas qu’il y avait un million d’Haïtiens et d’Haïtiennes dans les bateys de la République dominicaine, malgré l’ethnocide de 1937 (25.000 victimes d’Haïti) perpétré aux zones frontalières entre les deux pays qui se partagent l’île. La rivière Massacre, comme son nom l’indique, semble vouloir contribuer à la mémoire collective par la réaffirmation et la confirmation du drame gratuit qui a eu lieu dans cette région.

Si on veut présenter d’autres exemples tangibles de cette fuite centenaire, on n’a qu’à penser à Papa Doc, François Duvalier, à l’ère duvaliérienne, un contexte socio-économico-politique indescriptible ou presque, dès les premières années 60 où les horreurs étaient légion. C’était une époque surréelle dans tous les domaines de la vie nationale. Les pratiques inhumaines de cette dictature pure et dure ont fait penser à une forme d’endo-colonialisme – une occupation interne du pays – tant les pogromes décimaient la population du pays. Pour échapper à la mort, à la misère, au chômage et à la frustration collective, des milliers de nos compatriotes investissaient l’enfer des braceros, un espace carcéral d’où l’on ne sortait que très rarement.

La troisième vague migratoire s’est effectuée vers 1975-1976 sous le gouvernement de Jean-Claude Duvalier, qui prétendait vouloir réaliser la révolution économique après la pseudo révolution politique de son père qui avait surtout creusé « un véritable trou démographique » au pays. Cette levée de bouclier qui menaçait les intellectuels, les enseignants et les journalistes ont forcé les gens à s’éloigner dans certaines îles des Antilles et d’autres pays d’Amérique-la grande majorité aura préféré l’Amérique du Nord, les États-Unis et/ou le Canada. C’est d’ailleurs ce qui explique cette boutade ou cette déclaration empirique que « Montréal compte beaucoup plus de médecins d’origine haïtienne que Port-Au-Prince ».

Buste de Toussaint Louverture sur la place Toussaint Louverture à Montréal. Don de la communauté haïtienne à la ville

Le séisme de 2010 s’est révélé une grande catastrophe en provoquant la destruction quasi-totale de certaines zones de la capitale et des environs, des infrastructures, des écoles, des hôpitaux, des cliniques, des églises et 300,000 maisons ont été soufflées. Ce cataclysme qui a fait plus de 300.000 morts occupe une place de choix dans le mouvement migratoire d’aujourd’hui.

Si l’ouragan Matthew compte sur cette liste d’arithmétique négative pour avoir détruit 32% de la richesse nationale en 2016, l’un des plus grands facteurs immédiats de cette course folle vers le Canada découle du décret du président Donald Trump dans une tentative de verrouiller les frontières américaines. Il faut surtout se rappeler que le président Obama en 2010, à la suite de cette mini-fin du monde du 12 janvier avait octroyé aux demandeurs d’asile haïtiens le privilège d’un statut de protection temporaire. La menace de la nouvelle administration d’enlever ce statut spécial aux 58.000-60.000 compatriotes a soulevé un vent de panique. Tous ceux qui participent à cette saga déclarent solennellement l’impossibilité de se rapatrier. Le retour ne peut avoir lieu, car nous n’avons plus rien là-bas disent-ils. « Notre pays est complètement chaotique ». C’est bien vrai. Les Haïtiens déporté des États-Unis ou du Canada risquent l’exploitation, la pauvreté et la répression de retour en Haïti. Dès les premiers coups de semonce de l’administration Trump, la menace d’éliminer DACA (Deferred Actions for Childhood Arrivals), la situation des réfugiés avait brusquement empiré. Les 800.000 « rêveurs » qui n’ont connu que les États-Unis comme pays se sont vite réveillés à la dure réalité américaine qui risque de les convertir en apatrides ou citoyens de nulle part. Cette politique d’immigration américaine fondée par le gouvernement Obama en juin 2012 permettait à certains immigrants illégaux d’entrer dans le pays en tant que mineurs, de bénéficier d’un moratoire de deux ans de l’expulsion et l’éligibilité à un permis de travail. Toute cette législation qui leur avait apporté tant de bonheur au cours de leur enfance ou de leur adolescence est en train de s’écrouler comme un château de cartes.

Du côté des autorités canadiennes, est-ce qu’elles éprouvent des doutes concernant les très pessimistes déclarations des réfugiés haïtiens contre un rapatriement suicidaire ? On ne le sait pas. Car, elles déploient un enthousiasme incomparable et prometteur dans leurs démarches vis-àvis de ces « déplacés » en quête d’une nouvelle terre d’accueil. Se trouvent disponibles même les hauts lieux : les centres de savoir, la résidence des étudiants de l’Université du Québec, la résidence du YMCA du centre-ville, du centre intégré universitaire de santé et de services sociaux, du centre-Sud de l’île de Montréal, d’autres sites, bien sûr des hôtels et même le magnifique stade olympique de Montréal.

Denis Coderre, le maire de Montréal

Les demandeurs d’asile croient en la bonne foi des autorités québécoises, malgré la multiplication des dossiers d’immigration de milliers de demandeurs d’asile. Ils remarquent en applaudissant les innombrables activités des agents du ministère de l’immigration qui accélèrent le traitement des dossiers et qui attendent encore du renfort du personnel de ce côté-là. Leurs regards inquisiteurs et l’angoisse qui attristent le visage, sinon, l’âme, traduisent la préoccupation de la perte de leur statut de protection temporaire qui leur permettait de vivre et de travailler aux États-Unis. Ce bonheur leur sera désormais refusé. Janvier 2018 n’est pas trop loin, c’est la date charnière que Monsieur Trump, imperturbable, a choisie. Même s’ils font une demande d’asile officielle, ils peuvent être arrêtés, expulsés ou déportés, sans qu’ils ne soient entendus et sans plus de formalités. En plus, ce long processus qui passe par une enquête sur l’identité et une autre sur la sécurité – terrorisme oblige – ne garantit pas la victoire ou un simple gain de cause. Dans certains cas, on ignore même le bien fondé de la demande. En revanche, la tentative peut aboutir si on a déjà de la famille ou des connaissances en sol canadien ou plutôt québécois ; car, on préfère la belle province pour la langue et la présence d’une nombreuse et active communauté haïtienne. De temps en temps, on rencontre un compatriote qui desserre les mâchoires pour laisser échapper un sourire, signe d’espoir peut-être. Ils savent qu’ils sont pris en charge par différents organismes, qu’ils ont aussi accès aux services sociaux québécois et qu’ils reçoivent de l’aide juridique à propos des procédures d’immigration.

La sculptrice d’origine haïtienne Dominique Dennery posant avec son œuvre.

Ce n’est pas tous les jours que des réfugiés haïtiens qui veulent régulariser leur statut légal dans un pays étranger trouvent sur une grande place publique (à Montréal) un buste de Toussaint Louverture, l’un des pères fondateurs de leur patrie, à qui on a attribué le titre de champion des droits de l’homme. C’est aussi très rare de relever dans la ville qui vous accueille (Montréal), son maire, Denis Coderre, qui déclare sans hésitation aucune « Je suis le premier maire haïtien de Montréal » pour combattre la propagande et les critiques anti-haïtiennes injustifiées que les mauvaises langues de la ville disséminent. Ils savent aussi qu’ils font partie des 6500 réfugiés que le Québec a reçus cette année de janvier à juin et que c’est un afflux difficile à gérer en quelques jours et qui requiert de la patience avant toute véritable solution.

Une ombre cependant au tableau. Ce processus interminable par lequel doivent passer ces milliers de compatriotes n’offrent aucune garantie de succès. Ils peuvent toujours être expulsés in extremis. Beaucoup d’autres qui auront franchi la frontière vers le Canada après eux risqueront le même sort. Et, tout cela, à cause d’une entente « sur les tiers pays sûrs », signée entre les USA et le Canada qui exige que les demandeurs d’asile initient leurs démarches au premier pays qu’ils atteignent. Certains organismes canadiens ou québécois voudraient lancer une contestation judiciaire contre cette entente afin d’accorder plus de choix aux migrants, la possibilité de faire une demande d’un côté comme de l’autre de la frontière.

Immigrants haïtiens arrivant au Chili : l’espoir d’une vie nouvelle et meilleure.

C’est une très heureuse surprise de rencontrer sous le soleil traumatisant des migrants des gouvernements aussi généreux que celui du Canada. Ce dernier, très solennel, déclare avoir la responsabilité de veiller « à ce que la dignité de toutes les personnes soit respectée. Il est donc impératif que tous ceux et celles qui cherchent l’asile au Canada reçoivent les protections qui leur sont garanties en vertu de la charte canadienne des droits et libertés et des traités internationaux en lien avec les droits de la personne ». Importante déclaration qui a été heureusement confirmée par le premier citoyen du pays, le Premier ministre, Justin Trudeau, qui rappelle quelque fois, Pierre Trudeau, son père, un illustre pionnier de la démocratie et de la prospérité du pays. Ce serait nettement plus équitable, si le gouvernement canadien pouvait, au-delà des communiqués prometteurs, construire des législations qui accorderaient une fois pour toutes la liberté et la dignité à près de 60000 citoyens et citoyennes du Sud, et d’Haïti, la chance de conquérir cette heureuse nordicité canadienne.


Reflets Magazine September-November 2017 – Page 2, 3, 4 : https://reflets.online/wp-content/uploads/2017/10/RefletsMagSeptNov2017.pdf

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